Rencontre avec Jacques Challes - 13 février 2020
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Chers Alumnis
Nous étions très heureux de recevoir ce jeudi 13 février Monsieur Jacques Challes Directeur de l’Innovation du Groupe l’Oréal.
Un grand Merci à Benjamin Simmenauer qui nous a fait entrer dans cette conversation inspirante pour tous les passionnés de beauté, de prospective, de mode, d’innovation.
Un grand Merci à Thérèse Boon Falleur d’avoir contribué à la rédaction de cet article de synthèse.
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L’association des diplômés de l’Institut Français de la Mode
Synthèse de la rencontre avec Jacques Challes,
Directeur de l’innovation du groupe L’Oréal
Le 13 février 2020
Jacques Challes, vous êtes directeur de l’Innovation pour le groupe L’Oréal
Nous sommes heureux de vous recevoir pour parler d’innovation ce soir.
L'innovation au sein du Groupe L'Oréal peut nous sembler à la croisée entre une expertise Beauté internationale, nourrie de l'intuition des équipes et associée à la forte puissance d'analyse du Groupe. Qu'en est-il ? Plus qu'un grand principe général l'innovation ne se forme-t-elle pas plutôt d'une multiplicité de propositions, tests, idées, POC, croisements de succès étonnants ou de micro-observations ?
L'innovation évolue à son rythme propre et doit pour autant s'intégrer dans l'agenda des marques. Comment fait-on entrer le temps de l'innovation dans celui de ses projets ? Et comment s'assure-t-on que les résonances "technologiques" de l'Innovation rencontrent ou stimulent de nouveaux usages au bon moment sur un marché donné ? L'innovation incrémentale et l'innovation de rupture sont souvent opposées comme des approches radicalement différentes. Mais au sein d'un très grand groupe co-éxistent-elles parfois pour le meilleur ?
Comment abordez-vous tout spécialement la place de l’innovation chez L’Oréal ?
Toute l’histoire de L’Oréal est une histoire de l’innovation, d’un progrès continu qui a permis de faire évoluer les produits de beauté et leur apporter toujours plus de valeur ajoutée, de confort, d’efficacité, de pertinence. Les produits de beauté dont nous disposions dans les années 1920 ou même 1950 nous paraitraient terriblement pauvres et inopérants aujourd’hui. Actuellement chacun d’entre nous peut faire la différence entre un bon produit de beauté et un mauvais.
Quelles innovations vous ont marqué ces dix dernières années ?
Les bonnes innovations seraient-elles celles que nous oublions dès que nos nouveaux usages nous les ont rendus presque indispensables ?
Lancée il y a près de 10 ans, la marque Inoa est probablement emblématique d’une innovation douce assez représentative de l’innovation sur nos marchés. Auparavant l’ammoniaque était incontournable pour ouvrir l’écaille du cheveu. Inoa a permis de mieux protéger la fibre capillaire et de limiter la diffusion d’ammoniaque dans les salons. Il ne s’agissait pas d’une innovation de rupture mais véritablement d’un progrès majeur autant pour les consommateurs finaux que pour les professionnels.
Pour une autre famille de produits, il y a 6 ans, l’Oréal a finalisé une recherche concernant les pigments contenus dans les rouges à lèvres. Ceux-ci étaient alors associés à la texture classique des rouges à lèvres, un peu épaisse, un peu grasse qui ne convenait pas vraiment à toutes les femmes. L’Oréal s’est à ce moment inspiré du revêtement des gélules de médicaments, une protection très fine et ultrabrillante, qui en fondant nous permet d’ingérer la gélule. Cette matière a permis de créer un vernis à lèvres très fin, presque imperceptible et pourtant très riche en pigments que la marque YSL a été la première à proposer.
Comment décririez-vous le principe même de l’innovation ?
J’utiliserai l’image très efficace bien que classique de l’articulation entre deux dynamiques, “Push&Pull” àpush = technology push/ pull = consumer pull.
Certaines demandes émanent du marketing après la finalisation d’un sondage client.
Elles sont parfois très compliquées, comme un mascara qui ne fait pas de paquet alors que sa mission est de peindre des cils, sur une très petite surface et en créant un volume. Alors on repasse plusieurs fois, puis ça fait des paquets, donc on repasse pour enlever les paquets, ça en fait encore plus… C’est toujours un dilemme …. Ces demandes en « pull » nous tirent en effet en terme de recherche et parfois ce sont davantage les travaux de nos laboratoires qui nous amènent vers le vernis à lèvres en associant plusieurs technologies pour donner naissance à une toute nouvelle proposition.
L’industrie de la beauté semble chaotique et imprévisible, comment L’Oréal évolue-t-elle dans ce contexte ?
L’Oréal est un groupe structurellement adapté à son contexte. L’Oréal est aujourd’hui la première société dans son secteur. Le groupe représente environ 30 mds de CA, ensuite Unilever chiffre autour de 20 mds de CA et Estée Lauder entre 10 et 15 mds de CA. Le leadership de L’Oréal s’appuie sur au moins trois qualités inhérentes au groupe :
- Pour commencer L’Oréal est français ce qui contribue à légitimer son image, notamment pour les parfums.
- Et puis L’Oréal s’est toujours rendue compte que la France était un petit marché.
Alors que les Américains disposent d’un marché intérieur si important qu’ils s’intéressent potentiellement à la Chine mais pas toujours aux Français, aux Européens, aux Russes, ou aux Brésiliens… L’Oréal s’est au contraire très vite mis en tête de comprendre toutes les cultures de la Beauté.
- Et puis enfin, parce que L’Oréal est une structure de « chaos organisé », beaucoup moins appuyée sur ses process que les entreprises américaines. Cette caractéristique a parfois été un handicap pendant différentes phases de croissance mais elle a aussi permis une forte capacité d’adaptation face à la révolution digitale.
Cette structure flexible permet au groupe d être rapide, d’avoir du flair, de savoir se retourner dans un contexte très exigeant et volatile. Si L’Oréal n’est peut-être pas aussi agile qu’une start up, elle est la plus agile des grandes entreprises du secteur. Enfin le principe n’est pas erroné que chacun chez L’Oréal peut proposer un projet, une idée et trouver les clefs pour la développer sans être alourdi par un administratif trop fort.
Mais qu’est-ce que les technologies digitales ont changé dans votre approche ?
Ces technologies ont accéléré toutes les facettes de nos vies. Nos nouveaux usages nous poussent chaque jour à repenser notre capacité d’adaptation à un monde polarisé par les 4 notions du VUCA (Volatility Uncertainty Complexity Ambiguity ). Nous ne cherchons d’une manière générale plus à proposer un produit acceptable pour tous mais un produit destiné à une personne en particulier.
Il y a 7 ans, démarrage d’un incubateur tech basé à San Francisco F a initié des nouvelles solutions de personnalisation en rachetant des petites sociétés en Californie.
Par exemple, l’une d’entre elle a développé un fond de teint sur mesure : avec un iPhone, il est possible de captee la chromie de sa peau. Un blender fabrique alors la nuance de fond de teint qui lui correspond parfaitement. Le principe est aujourd’hui proposé par Lancôme sous l’appellation » le teint particulier ». Le principe évolue actuellement vers des solutions en e-shop associées à des machines semi- industrielles pour des productions toujours sur mesure associées à des livraisons immédiates.
Les technologies digitales ont aussi contribué à développer la reconnaissance faciale.
A l’origine le maquillage virtuel a été proposé par une start-up en Californie à un public d’enfants qui voudraient se déguiser en animal sur leurs smart phones.
L’Oréal a à cette époque lancé l’app Make Up Genius, pour permettre à chacun d’essayer avant d’acheter les produits L’Oréal. Il s’avère que le taux de vente est augmenté de 30% quand on peut tester le produit.
N’étant pas une entreprise d’ingénieurs, L’Oréal a ensuite racheté Modiface, spécialiste Canadien de cette technologie Aujourd’hui l’app permet à chacun y compris dans les petites villes peu achalandées d’essayer et de de faire livrer le maquillage L’Oréal.
Comment devient-on directeur de l’Innovation de L’Oréal ?
Il n’y a pas véritablement de parcours tracé d’avance. Mon parcours a démarré chez L’Oréal il y a 35 ans. Je n’étais pas aussi féru de Parfum ou de Beauté que beaucoup de mes collègues mais j’étais passionné par la compréhension de l’esprit des gens, de leur culture et à la travers la Beauté de leur mode de pensée. Et puis bien sûr je suis très stimulé par les logiques du marketing et de la construction de marque.
J’ai techniquement démarré au sein des équipes Marketing France. Puis j’ai évolué vers le marketing Europe à la recherche de synergies. On m’a demandé ensuite de créer la filiale des produits L’Oreal en Grande Bretagne. Quatre ans plus tard, j’étais de retour à Paris, pour un premier poste lié à l’innovation. J’ai alors beaucoup voyagé pour découvrir nos différents marchés encouragé par notre ancien président Linsay Owen Jones.
Ce qui m’a amené à lancer et à développer ensuite à l’international l’aventure de la marque Garnier. Cette marque était la moins chère de l’Oréal et donc la plus adaptée aux marchés émergents. Après cette grande période de ma vie consacrée à Garnier je suis d’ailleurs devenu « directeur pays » pour l’Inde. C’est à cette époque que parallèlement à l’expérience formidable que je vivais en Inde j’ai rejoint un groupe de travail L’Oréal sur l’innovation. Ma réflexion sur l’innovation chez L’Oréal s’est alors mise en forme et j’ai proposé à Jean Paul Agon notre Président que nous constituions une direction de l’innovation.
Entre la recherche de nouveaux produits parfois très très exploratoires et les demandes marketing potentiellement beaucoup trop à court terme, il fallait une coordination, une structure qui créée des convergences efficaces.
Le lien entre ces évolutions de postes a peut-être été mon intuition et ma conviction que certains projets pouvaient avoir un intérêt majeur pour le groupe. Devenir le premier « patron de marque » concernant Garnier, développer l’Inde sur une page blanche, initier une direction de l’innovation sont les trois postes que j’ai quasiment créés.
L’Oréal est un groupe qui donne de l’espace à ces initiatives. A vrai dire, si quelqu’un a très envie d’un projet, il vaut mieux le lui donner que le confier à quelqu’un qui serait moins motivé. Et à titre personnel, créer son job est bien entendu la meilleure garantie de ne jamais se lasser ou s’ennuyer.
Qu’est-ce que l’Inde a changé dans votre vision de la Beauté et de l’Innovation ?
L’Inde est une expérience qui change profondément. A Bombay, on aime ou on craque. Le maelstrom de bruits, de parfums, d’odeurs génère autant d’émotions fortes que de difficultés. Sans magasins, on ne peut pas faire de courses. Sans trottoirs on ne peut pas se promener. Il faut 3h pour sortir de la ville… Pour se déplacer, voyager, découvrir le pays la seule solution reste de se trouver une moto et d’aller à la rencontre des familles, des individus.
Pour un français de 50 ans à l’époque, c’était un peu vintage, un retour en arrière au temps où l’impression que tout est possible dominait. En France, dans mon enfance, un vent d’optimisme soufflait, tout nous était possible, possible d’aller sur la lune par exemple. Quand je suis arrivé en Inde, l’avenir semblait de la même façon plus heureux, plus ouvert, plus grand. L’Inde et Vietnam sont probablement les pays les plus optimistes du monde et qui vous changent pour toute une vie. On reconnait les gens qui ont vécu en Inde, ou en Afrique, à leur façon de marcher, de penser… Car il faut s’adapter en permanence à ces pays qui évoluent très rapidement
En Inde il fallait par exemple tout réinventer. Chez L’Oréal on aime les grands magasins pour les produits de luxe, les pharmacies pour les marques « pharma », les coiffeurs pour les produits de coiffure… En Inde, il n’y avait rien de tout cela. Et puis les challenges y sont immenses, les peaux indiennes marquent, les cernes sont très foncées. Il fait tellement chaud que le maquillage ne tient pas… L’Inde est une école d’apprentissage basée sur des situations très concrètes. L’expérience des marchés, où les classes les plus populaires font leurs achats est une démonstration quotidienne que moins le consommateur a de moyens, plus il est exigeant sur la qualité. En termes d’apprentissage, cette expérience de quatre ans en Inde en vaut à mes yeux au moins dix.
Dans la Mode, la nouveauté n’est pas toujours synonyme d’innovation ? C’est même l’industrie de référence pour laquelle la nouveauté sans innovation crée une forte valeur ajoutée. Quels exemples de phénomènes de mode hors innovation vous paraissent avoir récemment bouleversé les codes et les marchés de la Beauté.
Avec Instagram, des bulles de consommation de maquillage, par exemple le « contouring » et le « baking » (pour avoir l’air brûlé par le soleil) ont généré des phénomènes de « Fast Beauty » . Nous les avons traversés comme des phénomènes de « mode », des trainées de poudre spectaculaires mais qui ne durent pas.
Une autre tendance, avec probablement une durée de vie différente est actuellement très forte celle des produits pour la peau en Chine. Pour préserver leur jeunesse leur fraicheur, les femmes Chinoises sont prêtes à dépenser 100, 500, 1000, 3000 € pour des crèmes. Pas de décroissance et de slow life en Chine. La beauté est actuellement plus importante que la mode en Chine.
La beauté évolue grâce à l’innovation et aussi au rythme de ces phénomènes de looks, de tendances, mais ce sont les besoins fondamentaux qui continuent de porter l’évolution des marchés de la Beauté.
Q & A :
Rihanna a créé avec Fenty Beauty une ligne de fonds de teint de 50 nuances rassemblant toutes les tonalités des plus foncées aux plus claires. Pourquoi les fonds de teints de L’Oréal étaient plutôt jusqu’alors présentés sur seulement 25 nuances ?
Parce que les 25 nuances additionnelles qui permettent de toucher les peaux les moins communes sont difficiles à imposer aux magasins où leur emplacement n’est pas facilement rentable. Ces nuances invendues sont retournées à la marque.
L’impact médiatique de Fenty Beauty a toutefois poussé toutes les marques à dépasser ces constats et à développer des spectres de teint très étendues.
Pourquoi n’existe-t-il pas de produits de soin pour les cheveux crépus satisfaisants au sein des marques de l’Oréal.
Les cheveux crépus représentent un vrai problème d’innovation et un vrai sujet marketing. Ce sont des cheveux délicats à laver, à peigner, à hydrater, à coiffer. Les produits existants ne semblent pas d’une efficacité optimale. Nos chercheurs sont aujourd’hui très actifs sur ce sujet. L’opportunité de marché est formidable. Nous espérons que le travail de recherche actuel puisse nous permettre de proposer des produits plus séduisants, plus pratiques et plus accessibles.
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